jeudi 17 novembre 2016

La feuille qui ne voulait pas tomber de l’arbre

Voici un de mes contes:

Automne était arrivé. Le matin, les brouillards se levaient de plus en plus tard, frais et denses ; les fumées remplissaient l’air d’un avant-goût de longues soirées au coin du feu des cheminées et les arbres commençaient à prendre les couleurs de la braise : rouge flamboyant, jaune vif, orange scintillant. Le majestueux tilleul à côté de l’église, discrètement, laissait s’envoler les feuilles qui l’avaient habité pendant si longtemps. Les unes après les autres voltigeaient vers l’inconnu. 

Sauf une. A chaque souffle du vent, elle s’agrippait, de plus en plus désespérément, à sa brindille. Elle tremblait, elle frissonnait et se répétait, grelottante : Pourvu que ça tienne. Pourvu que ça ne lâche pas. Pourvu que je ne tombe pas. Elle ne pouvait plus penser à autre chose. Elle ne voyait pas les oiseaux se réunir avant leur traversée des mers, elle ne sentait pas la brise douce de l’automne indien et les caresses des rayons du soleil et elle n’entendait pas le bourdonnement des derniers insectes de l’année qui dansaient autour d’elle. Les jours de pluie qui rendent les feuilles lourdes et luisantes, elle attendait, angoissée, et aussi les jours de vents qui allaient la sécher et la rendre à nouveau un peu plus légère. A la moindre brise, elle observait, paniquée, ses camarades qui disparaissaient pour laisser le tilleul de plus en plus dégarni. Quelle tristesse ! Quelle indécence ! Toute sa génération partait dans le vide et la laissait seule, recroquevillée sur elle-même, de plus en plus pâle, de plus en plus sèche et de plus en plus vidée de ce qui lui avait donné vie. 

Elle pensait, les veines serrées, aux jours interminables et insouciants, aux nuits douces et étoilées, aux levers et aux couchers d’un soleil radieux et éblouissant. La vie était aventure, danse, découverte. Chaque journée lui apportait du nouveau : des rencontres, des parfums, des chants. La vie bourdonnait autour d’elle, sans limites. Avec nostalgie, elle se souvenait de sa jeunesse verte et débordante. L’eau circulait en elle et lui donnait des formes ravissantes, séduisantes. Elle se frottait allègrement à ses voisines, chuchotait avec elles dans les cimes de son arbre et respirait l’air sensuel de l’été. Quelle liberté ! Quelle joie ! 

Au début, elle ne se rendait pas compte des journées de plus en plus courtes et des nuits de plus en longues. Elle continuait à se laisser caresser par les rayons du soleil et bercer par le vent. Mais les brises se transformaient en tempêtes et elle sentait comme si quelque chose en elle commençait à lâcher. Quand elle voyait ses voisines se détacher des branches, elle ne pouvait pas croire que les choses étaient en train de changer. La vie avait été si belle ! Mais ses regrets, son chagrin et ses souvenirs ne pouvaient pas empêcher qu’elle sente sa fin s’approcher. La fin ? En réalité, elle n’en savait rien. Elle ne connaissait finalement que sa branche et ses voisines, le vol des insectes et le chant des oiseaux, le souffle du vent et les rayons du soleil et de la lune. Y aurait-il autre chose ? La vie existerait-elle aussi ailleurs ? Y aurait-il quelque chose derrière le vide ? 


Elle ne pouvait pas se l’imaginer et se sentait de plus en plus faible, de plus en plus seule. Enfin, elle se résigna. Un matin, le vent détacha la fine tige qui la liait encore à son arbre. Surprise, la feuille voltigea vers le bas ; il n’y avait plus de combat, plus de nostalgie, plus d’angoisse. Il n’y avait plus rien. Rien ? Elle ne pouvait plus bouger, ses veines étaient vides et la sève de la vie ne circulait plus en elle. Mais elle se sentait comme portée par un souffle bienveillant qui la posa par terre, doucement. Elle sentait qu’elle n’était plus seule. Autour d’elle, toutes ses voisines et d’autres encore se réunissaient pour former une couche de plus en plus épaisse et moelleuse. Elle n’était plus vraiment feuille, mais elle était encore là. Avec les autres, elle était posée sur des plantes qu’elle n’avait pas connues avant et qu’elle protégeait contre les froideurs de l’hiver. Elle était couche. Elle avait quitté l’arbre pour faire partie d’un nouvel ensemble. Lentement, elle se transforma en compost, humus, terreau. Elle devenait terre. Elle était sol nourrissant, berceau de milliers de vies différentes. Elle était feuille et pas feuille, terre et pas terre en même temps. Elle se laissait traverser, diviser et composer à nouveau. 

Et puis quelque chose en elle sentit comme une palpitation, un scintillement, une petite explosion. Quelque chose la tira vers le haut. Elle traversa la terre comme attirée par une lumière inconnue qui pourtant lui rappelait étrangement quelque chose. Et au moment se sortir de son environnement tamisé et paisible, elle le reconnut enfin : le soleil ! Elle jubilait, elle s’étirait, elle s’épanouissait. Son tronc devenait de plus en fort, ses branches poussaient vers le ciel et elle sentait se déplier des milliers, des millions de petites feuilles, toutes vertes et fraîches. Elle sentait leur extase, leur danse, leur chuchotement. En face d’elle et à côté de l’église, enfin, elle aperçut un tilleul, majestueux. Elle le salua, émerveillée. 





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